Être multicartes ou le devenir : de la plonge à la nounou en passant par le jardinage
1| Mis à jour le 19 juin 2020
Article rédigé par Marc Nouaux. Photographies de Mélissa Pollet-Villard. Blog Les Cahiers Vagabonds.
Je n’avais jamais su qu’une casserole dans laquelle des œufs ont été cuits toute la journée pouvait revêtir une odeur aussi similaire à celle d’un chien mouillé. Lorsque je me rends compte de cette troublante ressemblance, j’ai le dos voûté, les jambes droites, les coudes repliés et les mains et le nez plongés vers l’intérieur de l’évier. Il est situé à l’arrière du café Jed’s et est devenu mon terrain de jeu favori quatre à cinq jours par semaine depuis le mois d’octobre. Je compare les senteurs les moins agréables, je grimace à la vue d’une poêle remplie de sauce tomate, je soupire face à une assiette blanche rainurée et incrustée par du jaune d’œuf, je hais ma vie lorsque du jus gras et nauséabond me saute à la figure. Parfois, lorsque j’attribue cinq secondes de repos à mon labeur, je fixe l’horizon : un infini de cinquante centimètres jusqu’à une fenêtre défoncée devant laquelle sont disposés brosses et éponges. Le bruit redondant du dishwasher s’estompe, c’est le moment de sortir le panier de l’intérieur, quand le voyant numéro 2 ne clignotera plus, cela va de soi. J’ouvre la machine, je fais glisser un panier, puis l’autre, puis je referme la machine. J’essuie la vaisselle, la dispose correctement sur les torchons dressés à cet effet et dans un ordre défini par la patronne, qui peut surgir à tout moment pour contrôler les détails. Lors de ses visites improvisées dans ma « zone de plonge », mon esprit quitte automatiquement mon corps. Ce petit bout de femme, aussi large que haute, la quarantaine dépressive, m’inonde de consignes aussi harassantes que futiles. J’applique alors les conseils prodigués par mes collègues dont je loue l’ancienneté et le courage : « yes boss, all good boss ». Entre deux paniers de vaisselle, je dois faire du jus d’orange, servir des Ice Coffee ou préparer smoothies et milkshakes, prendre et encaisser les commandes des clients, débarrasser des tables, servir des plats, frotter les murs du couloir ou, mission indispensable, réapprovisionner le stock de papier-toilettes. Lorsque la patronne n’est pas d’humeur, il faut nettoyer en dessous de l’évier, dans une posture aussi humiliante que douloureuse et c’est souvent dans ces instants que je me souviens avoir, dans une autre vie professionnelle, côtoyé stars et personnes influentes tout en étant régulièrement assis sur un fauteuil confortable et relativement bien rémunéré.
Voici donc le premier pan de mon existence, laborieuse, au cœur du Victoria, à une quarantaine de kilomètres au nord de Melbourne à Gisborne, petite bourgade sans charme de moins de 10.000 habitants. Lorsque je termine mon service, vers 15h30, je grimpe à bord d’un Kia Pregio, van aménagé pour dormir dedans, qui a autant de mal à monter les côtes que j’ai à remonter dans ma propre estime. Je suis de retour au cottage avant 16h : c’est la deuxième maison située sur la propriété où l’on est logé avec Mélissa en échange de services rendus aux propriétaires, un couple bientôt quadragénaire avec deux enfants âgés de 5 et 3 ans. Je débriefe ma journée de travail avec Mélissa qui s’apprête à partir vingt minutes plus tard pour… Une autre salle de plonge, celle d’un restaurant situé dans un vignoble. Mariages, réceptions, événements… La vie de plongeuse de Mélissa est bien pire que la mienne, surtout qu’elle n’a pas l’occasion de sortir de l’évier : elle nettoie simplement les assiettes et les grosses casseroles des cuisiniers.
Comment un ancien journaliste et une prof d’histoire-géo peuvent se retrouver dans une telle situation ? Pour apprendre l’anglais, pardi ! Alors que nous venions d’arriver en Australie avec des rêves de plongée (dans l’océan, pas dans l’évier), le plan que nous avait promis une amie pour un job de rêve au cœur de la Barrière de Corail est tombé… A l’eau. Quelques jours plus tard, l’opportunité de Gisborne se présente et correspond parfaitement à ce que nous recherchons : apprendre l’anglais dans un cadre qui n’exige pas de posséder déjà un gros niveau de langue. Les week-ends, vous l’aurez compris, ne sont pas des plus épanouissants mais permettent de se mettre de l’argent dans la poche, c’est mieux que de travailler pour la gloire. Lorsque sonnent 22 heures le dimanche soir, il est rare que je sois encore éveillé. Mélissa est généralement sur le retour, en pleine séance de retro-gaming tant son périple ressemble à un jeu vidéo des années 1990 : l’écran est une nuit noire d’où surgissent à droite et à gauche, de temps à autre, des obstacles à éviter : kangourous, lapins ou renards.
Le réveil du lundi matin pique drôlement vers 7h30. La maison est froide puisque le chauffage n’opère que dans la chambre. C’est fou comme le mois de novembre dans le Victoria ressemble autant à novembre en France. Je pensais pourtant que le climat austral s’adoucissait à la fin de l’année civile… Mais pas à Gisborne, apparemment. Un café salvateur sert de théâtre de discussions qui tournent autour des malheurs du week-end et du comptage des heures effectuées : cette dernière partie redonne de l’élan pour démarrer la semaine.
9h : Bassie et Sof nous attendent avec l’énergie et la fougue qui caractérisent les enfants de cet âge. C’est parti pour huit ou neuf heures de baby-sitting. Surveiller à l’aire de jeux, lire des histoires en buvant un petit chocolat chaud au café, dessiner des masques de pirates, jouer au pirate, construire des bateaux pirates en lego, se prendre pour un pirate encore et toujours : le quotidien avec les enfants est routinier et exige d’autres qualités que celles déployées en plonge. L’expérience est enrichissante, surtout pour nous, pas habitués aux enfants. Nous prenons du plaisir dans cet exercice, surtout qu’ils sont faciles à garder, adaptables, plutôt calmes et obéissants. Le job requiert toutefois un minimum de patience et d’inventivité pour les occuper car les journées peuvent être longues avec deux enfants. Nous avons convenu avec les parents que nous devions garder les petits deux jours dans la semaine, le troisième, si nécessaire, étant rémunéré car il est en dehors du deal. Parfois, nous sommes deux pour s’en occuper, parfois Mélissa est seule car le café Jed’s a besoin de quelqu’un en début de semaine pour récurer quelques assiettes.
L’autre partie du deal consiste à nettoyer la maison et à jardiner, selon un nombre d’heures convenues. La première mission est loin d’être agréable, surtout dans une habitation avec des enfants en bas âge. Faire des lits, frotter la poussière, laver le sol, les salles de bain et la cuisine ne sont pas forcément utiles pour apprendre l’anglais mais constituent, dans notre cas, des passages obligés pour l’avenir.
La partie jardinage réveille de vieux souvenirs puisque j’ai arrêté de tondre des pelouses le jour où j’ai entamé mes études à Bordeaux en… 2006. La propriété n’est pas immense mais elle a le mérite d’être quand même bien grande. Je n’ai pas demandé aux propriétaires la superficie totale de peur d’être impacté psychologiquement au moment de démarrer le tracteur-tondeuse. La totalité de la tonte représente environ trois heures, voire quatre car il faut compter les contretemps. La batterie de l’engin est nase donc je dois le démarrer avec des pinces et si j’ai la bonne idée de caler, ce qui est probable au regard de la hauteur de l’herbe, je dois aller récupérer la voiture, l’emmener dans le champ, sortir les câbles, redémarrer le tracteur, garer la voiture, etc… Au cours de ce laps de temps, la chienne Billie, dont les grandes oreilles en pointe trahissent un croisement avec un dingo, exige quelques minutes d’attention pour quelques lancés de ballon. Une fois la tonte terminée, je démarre la petite tondeuse manuelle pour terminer les zones inaccessibles en tracteur puis, je finis avec le coupe-bordure, ce qui me conduit déjà à la semaine suivante car tout ceci épuise mon quota d’heures. Casque vissé sur le crâne avec visière de protection intégrée et chaussures montantes pour prévenir d’une attaque de serpents. Tiens, voici un élément que j’ai tardé à intégrer au récit : je suis phobique des serpents et la zone dans laquelle nous vivons est fournie en brown-snakes, mortels bien entendu. Les hautes herbes sont parfaitement dressées pour abriter des reptiles. Lorsque je dois les couper avec le tracteur, aucun souci. Lorsque je dois me rendre avec le coupe-bordure près des clôtures inhabitées et non entretenues depuis des mois, je frôle la crise de panique. Conformément à ce que l’on m’a enseigné, je fais beaucoup de bruit en amont et provoque des vibrations sur le sol, de façon à ce que, si des serpents traînent dans le coin, ils aient la bonne idée de s’enfuir. Face à une végétation dense, hostile, haute et mystérieuse, j’agite mon coupe-bordure avec une énergie que je qualifierais d’incroyable. J’ai l’impression de révéler en moi des ressources insoupçonnées jusqu’alors. Ces sentiments sont guidés par l’idée que de grosses bêtes rampantes et mortelles me guettent à tous les coins du jardin et j’ai conscience qu’ils sont un peu exagérés sauf au moment où un animal jaillit à toute hâte devant mes pieds : ce n’est finalement qu’un petit lapin gris avec la queue blanche. J’effectue deux pas en arrière, me rassure dans l’espace, manque de vomir, m’essuie la goutte au front puis reprend du courage pour terminer mon travail. Entretenir un jardin est une chose. Entretenir un jardin en Australie en est une autre et je pense que, peu importe les emplois auxquels je postulerai dans le futur, je pourrai le mentionner dans mon CV : « sait surpasser ses angoisses en se rendant sur le terrain et en affrontant la source de ses problèmes ».
Laver les sols de quelqu’un d’autre, nettoyer un jardin qui n’est pas le sien, essayer de comprendre quel type de café est souhaité par le client, récurer des poêles, prendre soin d’enfants qui m’étaient encore inconnus il y a deux mois, leur lire des histoires… Faire tout ceci dans la même semaine nécessite une capacité d’adaptation certaine. J’ajoute aussi une bonne quinzaine de productions écrites mensuelles en free-lance, que j’essaie de rédiger le soir, quand je ne suis pas trop submergé par la lassitude et la fatigue. « En Australie, tu gagneras bien ta vie à condition de beaucoup travailler. » Beaucoup prodiguent ce conseil et ils ont raison. Les possibilités de se faire de bonnes paies sont élevées à condition de ne pas être regardant sur la nature de l’emploi que l’on trouve, même s’il peut aussi être possible de s’épanouir dans son domaine avec du talent et de la chance. En énumérant ce, ou plutôt ces quotidiens, je veux surtout vous montrer qu’ici, tout est envisageable et que vous pouvez ressentir l’impression de vivre plusieurs vies en même temps : au-delà des salaires que l’on peut toucher, les semaines défilent beaucoup plus vite et l’on peut se découvrir des compétences inattendues qui seront utiles pour tout le reste de notre vie.
1 commentaire
Revaud
17 décembre 2019
Génial, comme d’habitude.